S’adapter à la vitesse grand V
Il faut d’abord prendre une première grosse bouchée … « Ok. J’ai un cancer. » Ensuite une deuxième … il faut dompter la bête, la peur, la terreur. Bon, supposons que ces deux bouchées là sont prises, pas nécessairement avalées et sûrement pas digérées, mais prises. Je les mâche avec attention et lenteur. J’essaie de les avaler par petites portions, toutes petites pour ne pas m’étouffer. J’y arrive, tout doucement, tranquillement et je me dis : « Ouf, je vais y arriver … » Et bien non ! Je n’y arriverai pas si facilement parce que pensez-vous qu’il n’y aient que deux bouchées ? Il y en a des dizaines ! Avoir un cancer c’est surfer sur l’adaptation à une vitesse parfois affolante, toujours rapide.
Je n’ai même pas accepté ma situation que je dois gérer la perte de mes cheveux, l’arrêt du travail, les ajustements financiers, la chimio, les piqûres quotidiennes, la vie à la maison, les changements d’odeur corporelle, les effets secondaires tout en essayant de comprendre ce que l’on me met dans le corps (c’est quoi un FEC 100 et du taxotère ?), nouer le foulard avec élégance sur mon crâne de plus en plus chauve, gérer les nausées, ajuster mon couple à une nouvelle réalité, lâcher prise sur tout ce qui en avait, accepter la non certitude en toutes choses, apprendre l’humilité et recevoir l’aide avec reconnaissance, vivre des émotions en dents de scie, continuer à être une mère, une fille, une amie, une compagne, une maîtresse … bref m’adapter sans arrêt pour les choses les plus futiles aux plus graves, les plus bouleversantes au plus terre-à-terre.
Prenons un seul exemple, un simple, la piqûre quotidienne. Je rencontre pour la première fois mon oncologue un mardi. Il m’assomme avec toutes ces informations qu’il doit me transmettre. À travers l’impression de fouillis que je vis malgré moi, j’entends que je devrais me donner une piqûre tous les jours et que l’on m’en reparlera lors de ma première chimio. Première chimio … jeudi … dans deux jours. Avale, Anne-Marie, avale tu vas étouffer. Première chimio. L’infirmière m’explique ce qu’elle fait. J’ai l’impression d’être un peu roulée dans la farine. Je n’ai pas eu un mot à dire. Les traitements ne m’ont pas été proposés mais imposés, je manque d’informations, je ne sais pas, je sais plus. Avais-je le choix ? Pouvais-je dire non ? Pouvais-je dire « noui »? Je n’en sais rien. Avale Anne-Marie, avale, car là tu vas te noyer. Il rentre tellement de liquide dans ma veine que j’imagine le niveau monter en moi et m’étouffer. Deux heures trois quart de traitement sans interruption … ou presque. Et puis l’infirmière m’explique que le lendemain je recevrais un téléphone du CSSS (CLSC) pour prendre rendez-vous pour recevoir ma piqûre de Neupogen, médicament qui doit m’aider à produire des globules blancs. J’ai le choix d’aller au CSSS tous les jours me faire piquer pendant dix jours après chacune de mes chimios ou d’apprendre à me piquer moi-même si je le souhaite. Non mais qu’est ce que c’est que cette histoire ? Apprendre à me piquer ! Sur le coup c’est comme la fin du monde. Une chose de trop. J’ai même pas encore avalé ma première bouchée de chimio. Au secours, quelqu’un, sortez-moi d’ici ! Puis je me raisonne, assez vite je dois dire, en me disant qu’il y a des gens qui se piquent tous les jours pour toutes sortes de raisons et qu’ils ont appris. Je ne suis pas plus idiote qu’eux.
L’apprentissage de la piqûre au CSSS s’est fait en quatre jours avec quatre infirmières différentes. Chacune avec ses petites habitudes et sa façon de faire. Pour une, moins rigoureuse, la formation se faisait dans la bonne humeur et sans beaucoup de détails. Pour l’autre, beaucoup plus maîtresse d’école, j’ai eu droit à un cours sérieux où j’ai eu l’impression d’être notée à chaque étape. Et bizarrement les informations n’étaient pas les mêmes d’une infirmière à l’autre. D’après vous, combien de temps je dois laisser l’aiguille dans ma cuisse après l’injection ? N’importe quoi entre 3 et 10 secondes, chacune des infirmières ayant une vision différente de la chose. Le biseau de l’aiguille doit-il être tourné vers vous ou vers l’extérieur avant de vous piquer ? Ben … ça dépend aussi, ça peut être sur le côté … « Comme vous êtes confortable Madame. » Mais est-ce que je le sais ce qui est confortable ? Je ne me suis jamais piquée de ma vie, la dernière fois que je suis entrée à l’hôpital c’était pour accoucher de mon fils il y a 28 ans et je l’ai fait naturellement, je ne prends jamais de médicaments et je n’ai même jamais eu de plâtre. Au secours quelqu’un … venez me chercher ! Est-ce que je peux juste savoir quoi faire ? Pourquoi pour une chose aussi technique qu’une piqûre je dois non seulement m’adapter mais aussi interpréter ?
Car tout est là. S’il suffisait de s’adapter à une situation bien claire, bien coulée dans le béton cela serait déjà difficile mais cela aurait l’avantage d’être clair. Or, rien n’est clair et tout est prétexte à l’interprétation. Double adaptation. Et moi, je n’ai toujours pas avalé ma première bouchée ….
La piqûre, je l’ai dit, est un exemple. Dans mon quotidien, je me sens ballottée presque sans arrêt d’une réalité à une autre, d’une émotion à une autre, d’un malaise à un autre. Je me suis toujours perçue comme quelqu’un capable d’adaptation. J’aime quand ça bouge, quand il y a du changement, je n’ai pas peur de l’inconnu, enfin de l’inconnu un peu connu … Je suis une fonceuse, une résiliente, j’aime les défis et les missions qui semblent impossibles. Me voilà bien servi ! Et je n’en demandais pas tant …
Alors pour avaler mes bouchées sans trop m’étouffer je ne veux pas voir mon cancer seulement comme une maladie. C’est surtout réussir à donner une réponse adéquate à la situation pour pouvoir ensuite la dépasser. Cela passe par un ajustement constant auquel je dois répondre pour garder mon intégrité physique et mentale. Cela fait appel à la déduction, au raisonnement, à la volonté, à la motivation, à la tendresse, à la douceur, à la patience. Tenir malgré les incertitudes, la fatigue, l’envie de me sauver. Croire en moi et aux autres, qui sont si importants. Croire, tout simplement, qu’il y a au bout, une réponse qui fera sens.
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